Un apéro avec les Bodin’s : « Avec le temps, nos personnages sont devenus des entités en soi, ils prêchent une certaine morale »

Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Vincent Dubois et Jean-Christian Fraiscinet – incarnant les impayables Maria et Christian Bodin – reviennent sur les écrans avec « Les Bodin’s partent en vrille ». Une occasion renouvelée pour ce duo comique de brocarder les clichés liés aux territoires ruraux.

- Jean-Christian Fraiscinet et Vincent Dubois dans le café-restaurant L’Image, à Preuilly-sur-Claise (Indre-et-Loire), le 26 février 2025
© FRANÇOIS CHRISTOPHE POUR « LE MONDE »
Il va sans dire que les Bodin’s, même sans costume, n’allaient pas proposer de prendre l’apéro dans une brasserie chic des Champs-Elysées ou dans un bar sélect de Saint-Germain-des-Prés. Direction Preuilly-sur-Claise (Indre-et-Loire), 1 000 habitants, à l’extrême sud de la Touraine. Paris est à 300 kilomètres ; les préfectures les plus proches (Tours, Poitiers) à plus d’une heure de route. Au café-restaurant L’Image – autrefois appelé « L’Image de Notre-Dame », avant que les révolutionnaires ne fassent disparaître la référence religieuse –, la nostalgie d’une ruralité vivante imprègne fortement les murs.
Il y a des tomettes au sol, des moulures au plafond, un comptoir en chêne massif et des banquettes en moleskine. Le patron, un « enfant du pays » marié à une Singapourienne, a mis au frais une bouteille de chenin blanc, élevé à Azay-le-Rideau (Indre-et-Loire). On trinque au quatrième long-métrage du duo, attendu le 19 mars en salle et tourné en partie dans la commune, rebaptisée « Pouziou-lès-Trois-Galoches » pour l’occasion.
Dans Les Bodin’s partent en vrille (réalisé par Frédéric Forestier), Vincent Dubois – alias Maria Bodin – et Jean-Christian Fraiscinet – son fils Christian – ont donné au bourg des airs de village fantôme. Les commerces et les services publics ont fermé, les jeunes sont partis, alors même qu’une entreprise agroalimentaire envisage d’installer sur place une usine de fromage industriel. Producteurs de bûches de chèvre artisanales, les Bodin’s mère et fils vont s’opposer au projet – à distance : une pipe à chanvre un peu chargée, fumée au Salon de l’agriculture, les envoie au Maroc malgré eux, façon Very Bad Trip. Ils ne reviendront au village qu’à la toute fin du film, pour sceller l’abandon du projet d’usine fromagère et louer l’authenticité d’un monde campagnard capable de se revitaliser de lui-même.
« Il y a beaucoup de nous dans ce film », proclament les deux comédiens en mettant en avant leurs racines rurales, gages de crédibilité. Vincent Dubois a grandi à Abilly (Indre-et-Loire), à 20 kilomètres de là. Jean-Christian Fraiscinet dans le Berry voisin, à Valençay (Indre), où il a créé une ferme théâtre avec ses deux frères. Chaque été, les Bodin’s jouent un spectacle son et lumière dans une ferme isolée des environs de Descartes (Indre-et-Loire), généralement avant de partir en tournée partout en France dans des grandes salles de type Zénith, qu’ils remplissent de bottes de paille, de poules et de cochons – et même de fragrances agricoles dûment répandues.
Longtemps cantonné à des salles des fêtes et des foyers communaux, le duo comique, créé il y a trente ans, a construit son succès sur la relation d’amour vache entre une paysanne revêche de 87 ans au verbe haut et son fils empoté, un vieux garçon accroché aux jupons de sa mère. Des punchlines aussi acérées que la lame d’une faux et des clichés brocardant la vie aux champs célèbrent un bon sens champêtre qui vaut à leurs auteurs d’être perçus « comme des porte-parole des petites gens », souligne Jean-Christian Fraiscinet. « Avec le temps, nos personnages sont devenus des entités en soi, ils prêchent une certaine morale, admet Vincent Dubois. Les gens qui nous suivent depuis longtemps n’auraient pas compris que nous n’abordions pas un sujet aussi grave que la désertification des campagnes. »
Une complicité forte
Dans son précédent film, Les Bodin’s en Thaïlande(2021), le tandem avait évoqué le mal-être paysan à travers le suicide raté, en raison d’une corde trop longue, de Christian. « On aime mettre du fond dans nos comédies », explique son interprète, qui vit toujours à Valençay où il est né, en 1965, quelques années avant la fermeture de la maternité. Sa mère a travaillé à La Poste, tout comme le père de Vincent Dubois, facteur à Abilly.
Alors ambulancier, le futur acteur s’est retrouvé, un jour, à secourir une vieille dame du village, appelée Maria Bonin, tombée de son Solex. De là est né le personnage de « la » Maria (Bodin et non Bonin car « cela sonnait mieux »). « La vraie Maria est venue voir mon tout premier one-man-show à la salle des fêtes du Grand-Pressigny [Indre-et-Loire], se souvient Vincent Dubois. J’avais un trac terrible : il était évident qu’elle se reconnaîtrait, ce qui fut le cas. Mais elle m’a donné sa bénédiction car elle avait le recul suffisant, riant même à l’idée de devenir aussi célèbre que la mère Denis [personnage culte de lavandière rurale créé à la fin des années 1970 pour promouvoir les machines à laver Vedette]. Si elle avait été vexée, j’aurais sans doute arrêté d’incarner le personnage. »
Et jamais Maria ne se serait découvert un fils prénommé Christian, né à l’occasion d’une improvisation au Festival d’humour et de création de Villard-de-Lans (Isère), en 1994. Une complicité forte réunira alors le Tourangeau et le Berrichon dans un sillon humoristique occupé à l’époque par les Vamps, et assez peu considéré par la critique. Un grand quotidien national les qualifiera de « Vamps du pauvre ». « Il nous a fallu des années avant de nous “dévampiser” », raconte Vincent Dubois.
Construite sur le bouche-à-oreille, la percée des Bodin’s en province doit aussi beaucoup aux microsketches que la paire publie régulièrement sur les réseaux sociaux, à la demande d’associations, et sans contrepartie, pour empêcher la fermeture d’une classe ou soutenir des ouvriers sur le carreau. « Il arrive que cela soit utile. La ville d’Eguzon-Chantôme [Indre] a pu trouver un jeune médecin après que notre vidéo a été reprise par le “13 heures” de France 2 », se félicite « Christian ». A l’entrée de Preuilly-sur-Claise, une banderole appelle justement au recrutement d’un généraliste… Le sentiment d’abandon du milieu rural, le duo l’a vu monter au fil des années, tout comme l’adhésion aux thèses de l’extrême droite.
« Des artisans de l’humour »
« Quand on se moque du Rassemblement national, on sent qu’il y a parfois quelques-uns de leurs électeurs dans certaines salles », constatent aujourd’hui les humoristes. En 2019, à Nancy, Maria Bodin avait aussi envoyé une pique à l’encontre des « gilets jaunes » ayant saccagé les Champs-Elysées. Un « malaise » s’était alors répandu dans les travées, et la réplique avait été retirée du spectacle. Pour leur défense, les Bodin’s expliquent « taper sans distinction sur les hommes politiques » auxquels ils empruntent d’ailleurs les patronymes pour baptiser les animaux de leur ferme – la palme de la mise en boîte revenant au coq Zemmour à propos duquel Maria balance : « Lui, dimanche prochain, il va passer à la broche. Au moins, il fera deux tours. »
Leurs saillies, Dubois et Fraiscinet les élaborent au cours de longues séances de brainstorming pendant les tournées ou les tournages. Mais aussi, parfois, au zinc des bistrots de campagne, à l’instar de cette brève de comptoir, entendue récemment : « Le vin chaud, même froid, c’est bon. » « Nous sommes des artisans de l’humour et nous voulons le rester, comme on se borne à le répéter aux distributeurs et aux producteurs de cinéma, se désole à demi-mot Vincent Dubois. Eux n’ont de cesse de nous demander dans quel pays iront les Bodin’s la prochaine fois. La question est plutôt : “Que vont-ils vivre ?” Les Bodin’s, ce n’est pas Martine à la plage. »
Le succès de leur escapade en Thaïlande– 1,6 million d’entrées (dont seulement 30 000 à Paris) – a rendu impatients les financeurs cinématographiques. « On est devenus une licence à leurs yeux, abonde Jean-Christian Fraiscinet. Ils aimeraient qu’on raccourcisse les délais entre deux longs-métrages. Or, le secret de la longévité, c’est de ne pas se laisser essorer, de prendre son temps. »
L’apéro terminé vient l’heure de passer à table. En entrée, le chef du café-restaurant L’Image, un Texan prénommé Daniel, a préparé des choux de Bruxelles grillés à sec, servis avec une sauce au citron vert et un aïoli au cumin. Un suprême de poulet Label rouge sur lit de pommes de terre mitrailles viendra ensuite. Le tout pour 22 euros par personne. La ruralité, c’est aussi cela.
Frédéric Potet