Les Bodin’s, humour et ruralité

Tiens, voila du Bodin’s !

Le Monde

3 décembre 2011

Le Monde

Sans doute les supporters des Girondins de Bordeaux l’ignorent-ils : à chaque déplacement du club, le staff de l’équipe regarde un DVD des Bodin’s, histoire de se détendre. "Comme le club traverse une période difficile, je me mets tous les matins "Face de bouc" sur YouTube", ajoute Serge Dubeau, le médecin des joueurs.


Il n’est pas le seul. Mis en ligne en octobre, ce sketch tiré des Bodin’s - Retour au pays, à l’affiche du Palais des glaces, à Paris, compte plus de 3 millions et demi de visionnages. Les Bodin’s ? Ce sont les personnages de paysans qui ont rendu célèbres Vincent Dubois et Jean-Christian Fraiscinet, stars discrètes mais comblées. Qu’on en juge : lorsque le duo s’est produit à l’Olympia en septembre 2008, le budget de communication et de publicité s’est élevé à... 8,90 euros. Cela a suffi pour jouer à guichets fermés.

A la sortie de leur nouveau spectacle, des familles soupirent : "Ça fait du bien." Les bus affrétés par des groupes de fans repartent vers la Touraine ou le Berry sitôt une poignée de main échangée avec les interprètes. Car c’est la règle, immuable depuis le début de la saga des Bodin’s : pas une représentation sans rencontre et séance de dédicaces.

Après Paris, une tournée de trois ans est d’ores et déjà prévue. Le Théâtre Femina, à Bordeaux, en février 2012 ? Déjà complet. Le Palais des congrès du Mans, celui d’Angers en mars ? Pareil. C’est dire le phénomène que constitue ce duo de comédiens qui a conquis son public hors de tout emballement médiatique.

Un succès exclusivement dû au "bouche-à-orteil", comme disent les intéressés. "Dans les télés, personne ne veut nous inviter, assure leur producteur Jean-Pierre Bigard. On n’a essuyé que des refus car la ruralité n’intéresse pas." Lorsqu’il s’est engagé en 1999 à être le partenaire des Bodin’s, son entourage a cherché à l’en dissuader au motif que ceux-ci étaient "ringards". "J’ai persisté contre vents et marées." A croire que si l’humour est dans le pré, il sent le purin.

Vincent Dubois et Jean-Christian Fraiscinet ont su être patients. "Ceux qui désespèrent dans le métier, ça tient souvent à des histoires d’ego", soutient le premier, qui a d’abord enchaîné les petits métiers. A la suite d’un accident de la route, il ramassa dans son ambulance une Tourangelle excentrique. Une forte trempe, cette mamie en Solex. "Elle semait la pagaille dans son village en prenant des risques inconsidérés. Cette femme, c’était ma grand-mère, ses amies... Avant de mourir, elle a vu mon premier spectacle et m’a dit : "Avec le fils à Robert, j’va bientôt être aussi connue que la mère Denis !""

Gilles Magréau, ancien directeur des théâtres de Joué-lès-Tours et de Vierzon, se souvient des débuts en solo de Vincent. C’était il y a vingt-deux ans, au cabaret Le P’tit Québec, à Tours : "Il était courbé, grimé incroyablement grâce à deux heures de maquillage. J’ai été stupéfait par sa performance d’acteur." En 1994, après cinq ans de tournée - Touraine, Berry, Orléanais, Creuse -, Vincent Dubois fait la connaissance de Jean-Christian Fraiscinet, formé au Conservatoire d’art dramatique de Tours. Ils se découvrent une même enfance - football, pêche aux écrevisses, troisième mi-temps - et attendent la même chose du métier. Ensemble, ils écrivent et mettent en scène la relation chahutée d’une vieille paysanne et de son fils unique.

Les considérer comme des ploucs, des humoristes franchouillards serait erroné. En dépit des apparences, ces deux-là sont plus proches des Deschiens que des Vamps. A l’égal de l’ancienne troupe de Deschamps et Makeïeff, ils manifestent une drôlerie percutante dans les distorsions langagières et une science du gag parvenue à maturité. Sur scène, ils forment un tandem à la Laurel et Hardy, la rusée et le candide, l’octogénaire à l’échine ployée et le quinqua bedonnant. L’optimisme chasse les bouffées de nostalgie.

D’abord local, le renom des Bodin’s s’est peu à peu étendu à la région Centre, où les deux comédiens vivent toujours. Pour en franchir les frontières, ils ont gommé les expressions patoisantes et l’accent du cru. "Un vieux garçon et sa mère, c’est universel", assure Vincent Dubois.

Tourné en six jours, caméra à l’épaule, à la manière d’un faux documentaire, leur premier film, Mariage chez les Bodin’s, a contribué à accroître leur notoriété. L’idée de le sortir en salles revient à l’exploitant Francis Fourneau. "Jean-Christian voulait éditer un DVD. Quand j’ai vu le film, je me suis rendu compte de son potentiel." En novembre 2007, il organise donc une projection-test à Vierzon puis des avant-premières payantes. "Chaque fois, les gens rigolaient. L’empathie se propageait au-delà de la région."

Le film est projeté en Normandie puis dans le Grand Ouest, le Sud, enfin dans le Nord avant de gagner Paris. Avec 140 000 entrées pour un budget de 94 000 euros, il se classe au deuxième rang des films les plus rentables en 2008, derrière Bienvenue chez les Ch’tis et devant la Palme d’or, Entre les murs. Les Bodin’s au cinéma, "un ovni", estime Jean-Pierre Bigard.

En DVD, leurs deux films se sont écoulés à 100 000 exemplaires chacun, le deuxième spectacle, Bienvenue à la capitale, à 140 000, même chose pour Les Bodin’s grandeur nature, la pièce qu’ils donnent en plein air tous les mois de juillet en Indre-et-Loire et dont les 22 000 places pour 2012 ont déjà presque toutes été vendues.

"Les gens s’arrachent les DVD car les Bodin’s font partie de la famille et qu’on soutient la famille", observe Jean-Pierre Bigard. Les plus militants partagent ce point de vue. "Je suis originaire de la campagne, confie Serge Dubeau. Leurs spectacles me rappellent des familles que j’ai connues, cette mère âgée qui gronde son vieux fils resté célibataire." "Par nos parents ou nos grands-parents, on a tous de la terre collée aux souliers", précise son collègue kiné, David Das Neves. "Ce corps de ferme, la cuisine avec la tête de sanglier, la toile cirée..." éveillent chez lui un écho d’enfance. "Leur authenticité me plaît. Ils ont leur bon sens, une logique brute d’une simplicité désarmante." Selon Francis Fourneau, "les gens s’identifient à eux. On le voit dans les débats".

Divers sont en réalité les motifs d’attachement. "Humanité", "générosité", "tendresse", entend-on çà et là. "On a longtemps pensé nous-mêmes que la famille des Bodin’s était forcément rurale. Or non. Il y a une parenté avec les brèves de comptoir", souligne Vincent Dubois. Les Bodin’s ? D’autres Intouchables.

Macha Séry